J’ai reçu dans la salle de formation Français Langue Étrangère (FLE) et plus tard dans les années 2010 pour le Français Langue d’Intégration (FLI) des stagiaires ayant été scolarisés, parfois jusqu’à l’université, mais j’ai rencontré aussi des personnes, hommes et femmes, n’ayant jamais été scolarisées même dans leur propre langue. Au départ je n’avais aucun outil correspondant à ce dernier profil, j’ai essayé de me mettre à leur place : si demain j’arrivais en Asie dans une contrée qui ne connait rien de l’Europe et de la France et utilise un alphabet qui m’est inconnu. J’ai imaginé, j’ai inventé, j’ai échoué, j’ai recommencé… Voici une de mes premières rencontres avec une analphabète étrangère.
Histoire d’une exilée analphabète
Ce matin-là une dame assez grande et charpentée est arrivée. Elle avait le teint halé, portait une longue jupe de velours marron, un épais corsage Bordeaux fleurie et un foulard mordoré d’où s’échappaient des cheveux châtain foncé ondulés. Elle avait des yeux noisette remplis de crainte.
Je l’ai accueillie avec un sourire et lui ai demandé son nom. Son regard s’est porté prestement vers moi affolé puis ses épaules se sont voûtées un peu plus ainsi que sa tête ; pas un mot n’est sorti de sa bouche.
Je l’ai entourée de mon bras en demandant à la salle si quelqu’un la connaissait. Hélas personne ne l’avait jamais vue. Je la fis asseoir entre deux dames stagiaires. L’une était tunisienne et l’autre marocaine. Je leur demandais de lui expliquer le fonctionnement de la formation pendant que j’allais voir à l’administration ce qu’elle savait d’elle. On me dit qu’elle se nommait Hayda B….. qu’elle était de nationalité marocaine et était arrivée en France depuis deux mois environ pour rejoindre son mari. Il travaillait comme ouvrier agricole depuis plus de 25 ans pour un exploitant de la ville. C’était ce dernier qui l’avait accompagnée jusqu’à notre centre de formation ce matin.
À l’époque nous accueillions les stagiaires étrangers dans une formation nommée CPL (Centre Permanent Linguistique). J’y travaillais depuis un peu moins de 6 mois.
Les stagiaires qui la composaient étaient :
- des personnes pour la plupart venant du Maghreb très peu ou pas scolarisées mais comprenant le français utilisé dans les situations les plus courantes
- d’autres venant des autres parties du monde majoritairement diplômées et sachant s’exprimer en anglais.
Hayda ne comprenait aucun mot de français, d’arabe et même pas le langage berbère que connaissaient certains dans la salle. Ce jour-là j’ignorais tout d’elle excepté ce que m’en avait dit la secrétaire : elle avait vécu dans une campagne au sud-ouest de Marrakech.
Quand je revins dans la salle, un brouhaha de conversation s’interrompit et Farida, la dame marocaine à coté de laquelle je l’avais placée m’interpella : « Madame, elle comprend rien, et on comprend pas ce qu’elle dit ».
Je distribuais les exercices que j’avais préparé pour chacun des stagiaires de la salle et réfléchis à ce que j’allais pouvoir faire avec Hayda.
Quand un nouveau stagiaire intégrait la formation, je lui faisais passer un test d’évaluation initial de façons à pouvoir estimer ses prérequis et lui préparer une formation adaptée. Les parcours étaient individualisés car il fallait prendre en compte les acquis, les capacités d’apprentissage ainsi que les attentes sociales ou professionnelles de l’apprenant. Le formateur devait lui expliquer le but de cet exercice afin de mettre la personne à l’aise et en confiance.
Comment faire avec Hayda ?
Je me suis assise devant elle et je lui ai demandé : « quel est votre nom ? ». Elle me regarda puis jeta un regard furtif à ses voisines qui essayèrent de lui dire la même chose en arabe. Ce fut peine perdue.
Assia me demanda : Elle vient de quel pays ?
- Elle est Marocaine répondis-je.
- En tout cas elle parle pas arabe.
- Quelqu’un connait-il le berbère ou le touareg ? ai-je interrogé.
- On a essayé, Madame, quand vous étiez au bureau, elle comprend pas, non plus !
- Son prénom est Hayda. Elle s’appelle Hayda B…..
Hayda esquissa un sourire crispé.
- “Farida” dit la Marocaine en mettant sa main sur sa poitrine.
- “Assia” dit la Tunisienne en faisant le même geste.
- “Evelyne” dis-je en recopiant la gestuelle des deux stagiaires.
Je lui présentai le test écrit. Sur la première page, elle devait y écrire son nom. Son regard affolé se redessina. Je pris un stylo et en lui montrant l’endroit je prononçais son nom de famille B…… Elle croisa fermement ses bras comme si elle voulait cacher ses mains et baisa profondément la tête.
Je vins vers elle, lui mis mes mains sur ses épaules pour lui faire comprendre que tout allait bien.
Je demandai à Farida de me donner sa place, je pris une feuille où des lignes assez espacées avaient été tracées et j’écrivis son prénom en majuscule d’imprimerie en le prononçant : HAYDA
Je lui tendis le stylo. Elle l’empoigna comme si elle prenait le manche d’une casserole, fit pivoter son poignet et griffonna un trait en biais tremblotant.
Elle n’avait sûrement jamais tenu un crayon dans la main de sa vie.
Je refis mes lignes mais à l’intérieur je ne mis qu’un bâton vertical
Je lui pris la main droite, je lui plaçai le stylo correctement et la guidai, enfin je lâchai sa main et lui fit signe avec un léger coup de tête vers l’avant et du regard de continuer. Elle en fit un autre un peu biscornu et reposa le stylo.
Les ALPHA et les FLE
Ce fus la seule chose qu’elle fit durant cette séance car je devais m’occuper des autres stagiaires. Ils étaient 16 ce jour-là. L’une d’elle de nationalité Russe était une FLE (Français Langue Étrangère : personne scolarisée apprenant le français) qui avait déjà un très bon niveau, elle me sollicitait pour lui expliquer comment utiliser le subjonctif.
Il y avait aussi un groupe d’hommes qui déchiffraient des textes simples relatifs à une journée de travail d’un ouvrier et qui répondaient à un questionnaire, d’autres lisaient des documents administratifs que j’avais photocopiés afin de les entraîner à les remplir. Il y en avait qui essayaient de comprendre la formation du passé composé. Un groupe de femmes recopiaient les mots (des noms de légumes) que nous avions appris la veille. Ces dernières étaient des ALPHA, c’est-à-dire des personnes non scolarisées même dans leur pays. Comme elles étaient en France depuis plusieurs années, elles comprenaient et s’exprimaient dans un français basique ; elles connaissaient et savaient prononcer les mots que je leur apprenais.
À la pause tous sortirent comme d’habitude sauf Hayda. Elle semblait avoir le regard dans le vague. Une stagiaire vint lui offrir un café, lui caressa la main et ressortit. Hayda ébaucha un vague sourire puis soupira.
Les jours qui suivirent, j’ai travaillé à l’oral son identité, son adresse, son âge, sa nationalité. Nous faisions des sketchs avec les autres stagiaires afin de lui montrer, et en même temps d’améliorer leur prononciation. Je la sollicitai ensuite. Je demandais aussi aux personnes de la salle de lui poser ces mêmes questions afin de l’entraîner, ils adoraient ça et elle semblait plus détendue mais toujours triste.
Au fils des semaines elle a pu écrire son prénom, pour le reste c’était plus difficile mais cela progressait lentement, très lentement. Que comprenait-elle ? peu de chose…
Un jour je suis venue avec un album pour les enfants avec seulement des images. Il y avait une page pour un petit garçon, une pour une petite fille, une pour le père, la mère, les grands parents. Ensuite on pouvait voir des pages sur la maison intérieure, extérieure, sur la ville, la gare, l’aéroport, l’usine, le village, la ferme, le port, la plage…
Les premières pages permirent de lui faire répéter des mots différents qui prenaient une signification dans son esprit.
Nous avons continué les jours suivants à faire des exercices d’écriture, d’oral sur son identité et sur les mots découverts la veille sur l’album.
Comprendre, parler et lire le français
Un mardi matin, il y avait environ un mois et demi qu’elle était chez nous, je lui vis un vrai sourire. Son visage entier était illuminé, ses yeux pétillaient, sa bouche nous montrait pour la première fois ses dents. Que se passait-il ? Elle était, comme à chaque pause, restée seule dans la salle. Habituellement elle regardait les pages de l’album qui étaient ouvertes devant elle et essayait de marmonner les mots en français. Ce mardi-là, elle avait tout feuilleté et elle était en extase devant une page.
Quand elle me vit, elle me fit un signe de la main et mis son index sur une femme en me disant : Hayda ! Hayda !
Elle avait ouvert les pages sur la ferme. On y voyait une grande maison jouxtant un hangar ouvert rempli de fourrage, des remises, une écurie d’où sortait la tête d’un cheval, une bergerie et une étable (un mouton et une vache étaient dessinés au fronton de chaque portail). Au centre de ces bâtiments, on pouvait voir une petite marre avec quelques canards, des oies s’y abreuvaient, une femme lançais des graines à la volée que des poules et deux coqs picoraient et trois lapins batifolaient dans un enclos. Un peu plus loin derrière des clôtures, il y avait deux prairies, l’une avec des vaches, l’autre avec des moutons. Au-delà entre ces prairies et le village il y avait des cultures.
Je lui montrais une poule en le prononçant le mot ; elle hocha la tête toujours souriante et répéta. Elle me montra les oies et me fixa d’un air interrogateur. Je lui dis « une oie, c’est une oie » elle redit « une oie, une oie ». On passa ainsi en revu l’ensemble des animaux. Elle ne m’avait pas montré le lapin ; je lui désignais du doigt et dit « un lapin ». Elle me regarda et me dit « non lapin ».
Je compris alors qu’elle avait vécu dans une ferme dans laquelle il y avait tous ces animaux sauf des lapins.
Les jours suivants nous avons poursuivi l’apprentissage du vocabulaire de la ferme. J’avais pu trouver d’autres illustrations sur les champs de céréales, des vergers, des potagers, du matériel et des machines agricoles. A travers toutes ces images, elle me racontait sa vie.
Dans un premier temps il s’agissait de mots puis de courtes phrases avec les verbes avoir et être au présent ; ensuite elle a su utiliser les présentatifs « il y a », « c’est ».
Elle était capable au bout des quatre mois de formation, de décliner son identité, sa date de naissance, sa nationalité et son adresse, de présenter sa famille, de parler de son travail à la ferme, de comprendre le nom des fruits, légumes et articles d’épicerie qu’elle utilisait.
Techniques d’apprentissage, d’intégration et de fraternité
Cette rencontre avec Hayda a transformé également ma manière d’enseigner car d’autres stagiaires FLE et ALPHA m’ont alors demandé d’avoir eux aussi les supports dessins que je lui donnais. Il m’était assez souvent impossible de trouver les images que je voulais présenter, d’abord parce que je ne manipulais pas Internet que nous n’avions pas encore au centre, et les livres FLE ou le seul ouvrage ALPHA dont je disposais ne comportaient pas ces illustrations. Je me mis donc à dessiner au tableau. Mes dessins semblaient suffisamment réalistes pour être reconnus.
Les stagiaires ou groupes avaient toujours leurs exercices spécifiques conçus selon leur contrat d’objectifs ; je pratiquais l’individualisation. Néanmoins en début de séance nous décidions d’un sujet du vocabulaire que nous allions étudier avec le groupe ALPHA, la plupart des autres stagiaires FLE me demandaient d’interrompre leur travail pour suivre avec eux. Je les voyais prendre leur chaise, se rapprocher du tableau avec leur cahier et leur stylo.
Je dessinais chaque objet et j’écrivais à côté son appellation en écriture d’imprimerie majuscule et minuscule puis en écriture manuscrite. Nous avons passé en revue la maison et son mobilier, les ustensiles de cuisine, les vêtements, les différents magasins, le vocabulaire relatif à la santé, le corps humain, l’école et les administrations, les fleurs pour les horticulteurs, le matériel de couture etc…. enfin tout ce qui les intéressait !
Certains redessinaient et n’écrivaient qu’en majuscule d’imprimerie, d’autres recopiaient la totalité et d’autres encore se contentaient de l’écriture manuscrite avec traduction dans leur propre langue. Les uns aidaient les autres soit pour dessiner soit pour écrire ou pour prononcer.
Quelques années plus tard, Internet me fut d’une grande aide ; néanmoins quand j’avais le temps je dessinais sur des feuilles que je photocopiais afin de personnaliser l’étude que je voulais présenter à chacun selon un métier, une situation sociale, un loisir. Trois ans avant ma retraite j’avais conçu une cinquantaine de pages pour ce public débutant et non ou peu scolarisé.
Quelque mois après avoir pris ma retraite, je pensais toujours à ces personnes qui m’avaient tant apporté. Je repensais à leur gentillesse, à leur envie d’apprendre, à leur déception parfois quand elles croyaient ne pas assimiler assez vite. Je me remémorais leurs histoires de vie qui m’ont fait voyager aux quatre coins du monde, leur regard, leur tristesse, leur nostalgie, leur sourire, leur fou-rire, les repas de fin de stage ou chacun nous faisait goûter un plat de son pays et écouter ses musiques.
C’est à ce moment-là que j’ai été rechercher les pages dessinées que j’avais faites et surtout la raison pour laquelle je les avais faites : je ne trouvais pas d’ouvrage correspondant aux attentes de ce type de public, les ALPHA. Je me remis à griffonner puis je fis un plan : de quoi avaient-ils besoin ?
- Comprendre le vocabulaire pour se présenter, communiquer avec un voisin, un médecin, le professeur de leurs enfants, demander et appréhender le vocabulaire simple de l’administration.
- Lire des documents simples, reconnaître le nom des fruits et légumes dans les supermarchés selon l’écrit indiqué en hauteur afin d’en connaitre le prix. Comprendre les affiches en têtes de gondoles indiquant ce qu’on allait y trouver.
- Compléter une fiche de renseignements, faire une liste de course.
C’est ainsi que je conçu le « Cahier d’alphabétisation pour savoir lire, écrire et vivre en France ».
Je mis une bonne année pour le finir. J’ai eu ensuite la chance de rencontrer Monsieur Chevassut, directeur des « Presses du Midi » cette année-là qui crut en mon projet.
Le « Cahier d’alphabétisation pour lire, écrire et vivre en France »
a été édité par les « Presses du Midi » en novembre 2018.
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